Une main noueuse aux doigts comme des souches m'empêche de fermer.
"Miaule ? Nous ne sommes ici que parce qu'on nous a appelés…"
Une autre main déjà se glisse dans l'entrebâillement, une patte aux griffes d'acier entraînées par de fins rouages.
J'ai beau pousser la porte de toutes mes forces, les fragiles scellés de sûreté s'étiolent et cèdent dans un dernier flamboiement.
C'est une épaisse jambe de bois, cerclée de fer, qui franchit le seuil en premier. Alors que, tremblante, je me sens défaillir à la vue du colosse, un deuxième individu pénètre ma triste mansarde.
"Gente minette," continue-t-il, "mon aimable compagnon et moi-même, sommes ici venus pour soigner ta mère."
L'elfe est longiligne, appétissant, cambré dans un complet d'un gris souris. Il dépose son chapeau et sa pèlerine sur la chaise, prés de la fenêtre.
"Tu as bien appelé, pour ta maman ?"
Je ne sais quoi répondre. Dehors, la rue est déserte.
Ils me regardent, attentifs, chacun tenant sa mallette de médecin. L'ange est auréolé de mèches cendrées et je n'ai ni le loisir ni la volonté d'apercevoir le visage de l'hercule qui l'accompagne, tout barricadé qu'il est derrière le col de sa cape.
"Maman… malade…"
Je retrouve mes esprits et bredouille quelques vagues excuses. Ils m'emboîtent le pas, jusqu'à la chambre.
"C'est sans doute la stature de mon compagnon qui t'a effrayée, c'est chose coutumière, mais je t'assure qu'Equeville est tout ce qu'il y a de plus sympathique, quand on le connaît", plaisante le gracieux personnage.
Derrière nous, l'ogre grommelle dans sa barbe.
"Ah, voilà la patiente."
Maman est étendue, tremblante, sous une lumière vacillante, la fourrure collée par des humeurs laiteuses. Elle a rué et s'est débattue pour repousser les couvertures.
Le jeune médecin la repousse délicatement sur le flanc et d'une main experte, tâte les lombaires et la nuque. L'autre attend, monolithique. Sortant ses instruments, l'elfe en gris ausculte, mesure et s'interroge. Lui tirant sur les paupières, il plonge ses prunelles grises dans l'iris fendu de maman, et lui arrache un feulement en appliquant une pression toute professionnelle sous son aisselle.
"Eh bien, eh bien… Je vois que nous avons affaire à une ololygite aiguë, plus communément appelée beuglante. Nous avons bien fait de nous équiper de fer émérite", dit-il en exhibant plusieurs fioles.
Bécasse, j'avance un "C'est grave ?"
"Permets-moi de te détromper, gente minette", dit-il en faisant sauter un opercule. "Nous ne sommes pas médecins, mais morbicides, et assermentés qui plus est. J'en conviens, les apothicaires et nous partageons les mêmes ambitions curatives, mais nos méthodes sont subtilement différentes, comme tu vas en juger…"
L'ogre a déposé sa lourde mallette sur le sol, et accroupi, il farfouille à l'intérieur, avant d'en extirper un calibre à canon scié de taille gargantuesque. Son maigre comparse est en train de visser ses fioles aux pommeaux de deux longues épées à l'aspect torturé, dont l'une, consciente, sifflote un air à la mode.
"Les apothicaires, vois-tu, utilisent des décoctions, des enchantements alambiqués et des plantes pour affaiblir la maladie chez le patient, la faire fuir. Rien ne l'empêche de refaire ses forces et de revenir un autre jour, ou chez une autre personne… Alors que nous, morbicides, nous l'éradiquons, une bonne fois pour toute."
Disant cela, il exerce une subtile pression sur les flasques et par un subtil mécanisme, envoie le liquide épais qu'elle contient ruisseler sur le fil de la lame.
"Je te remercie d'avoir fait appel à nos services, et je te demanderai aussi, pour ta propre sécurité, de te tenir à l'écart et de nous laisser exercer… Du numéro 12, Maximilien !… notre art en toute liberté."
Le puissant Maximilien, m'adresse un sourire, et glisse nonchalamment deux cartouches immaculées dans les canons basculants de son arme. Je hasarde un œil dans sa sacoche, où s'accumule une collection de douilles et de balles de toutes formes et de toutes sortes.
"Ce sont des projectiles en fer émérite, cette sale petite engeance virale n'a aucune chance, m'explique le bavard morbicide, en insérant quelque chose dans ses oreilles et celles de ma mère."
Son gigantesque camarade en fait de même et ajoute d'une voix de basse :
"La féline damoiselle ferait bien de se protéger les tympans, elle aussi."
Je reste là, stupide et pétrifiée, deux bouchons posés au fond de ma paume, alors que l'ange gris, tenant son glaive l'estoc vers le sol, comme un sceptre, opère par magie. Les yeux mis clos, souriant, il murmure, le front appuyé contre la garde. L'autre a refermé son engin de mort, en faisant claquer le fût contre la culasse. Il fait jouer ses prothèses, pivote de profil, et se tend en avant, prêt à tirer.
Des gaz iridescents ont envahi la pièce. De longues anguilles lumineuses se tordent et délimitent comme un cône dont le mage serait l'origine. Et dans le pinceau de ce projecteur émeraude, la bête est là. Elle est tordue, jaunâtre, horriblement fessue. Assise à califourchon sur ma mère, elle pèse de tout son poids sur sa poitrine. Le simple fait de gêner sa respiration provoque chez ce monstre des tressautements de jouissance, qui courent et palpitent le long de son échine pour venir fleurir sur ses lèvres en un sourire vénéneux. De vagues humeurs dégoulinent le long de ses membres difformes, se mêlent à la sueur de maman, qui geint et se débat. Ses convulsions désordonnées des jours précédents prennent tout à coup tout leur sens.
Tout n'a duré qu'une seconde, une détonation retentit alors que l'horreur, se sentant découverte, abandonne ma mère d'un bond. Le plâtre arraché au mur retombe en poussière sur le corps épuisé de maman.
Je hurle.
La chose s'est perchée sur le haut de l'armoire. S'ancrant dans le bois à grand renfort de griffes, elle s'arc-boute et pousse un cri à son tour, un cri pointu comme une lance, qui me vrille jusqu'à l'âme. Le vase, le miroir explosent en milliers de fragments qui soudainement s'immobilisent dans l'air, devant les mains tendus du mage filiforme. Du sang s'écoule de ma truffe, alors que je chancelle. J'essaie de quitter la pièce à quatre pattes, tandis que le géant trébuche sur moi. Une seconde détonation et ce sont des fragments du plafond qui pleuvent dans la pièce.
"Ne la laisse pas s'échapper, Maximilien", s'exclame l'elfe en gris qui a plaqué ses mains sur mes oreilles !"
Le colosse poursuit la maladie à travers la pièce. Il essaie à plusieurs reprises de la transpercer de sa lame, tandis qu'elle bondit de meuble en meuble, tout en poussant des piaillements suraigus. Dans sa course, ce sont les verres et la vaisselle qui volent en éclats. Empoignant le vaisselier d'une poigne d'acier, Maximilien l'expédie à travers le salon. La fièvre est piégée dessous. Tandis que le morbicide recharge calmement son calibre, la chose hurle et tempête. Les vitres de ma mansarde se lézardent et éclatent. La cape déchiquetée, souffrant de multiples entailles, le colosse arme le chien, et tire une dernière fois.
Par les fenêtres crevées, c'est une chorale de plaintes suraiguës qui accompagne la détonation. Les yeux remplis de larmes, j'aperçois une horde de silhouettes difformes et jaunâtres qui se rassemblent, gesticulantes, sur les toits du quartier.
"Foutrecul, tonne l'ogre, une épidémie !"
Mes jambes se dérobent et je m'évanouis.
Souvenir recueilli par Frotonde le Retors,
lors de la reconstitution de la mise à sac de la rue des Silences Étouffés.
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