3 avril 2018

Même la mort

Elle est là à contempler son reflet dans le miroir : définitivement parfaite. La courbe de ses jambes, le col étroit de sa taille, la fermeté de ses seins, l'ovale de son visage, la blancheur de son teint et le roux de ses cheveux qui tombent sur ses épaules. Un corps d'elfe, définitivement parfait. Elle aime se savoir belle, si naturellement belle.

Avec une fausse pudeur, elle couvre ses seins pendant que, de l'index, elle fait le tour de sa taille. Lentement, la magie naît au bout de ses doigts. Des robes merveilleuses l'enveloppent de leur fin livain et se tissent d'éclats d'étincelles et de quartains. Des gants de maille aérienne montent le long de ses mains et de ses bras d'albâtre. Elle pose alors ses doigts à ses oreilles et des boucles de sinopline d'un vert éclatant y explosent en minuscules bouquet d'adélaïdes. Elle achève son geste autour de son cou, où elle laisse pendre un médaillon luisant.

Dans le miroir, le résultat est à la hauteur de ses espérances. Tout le portrait de sa mère, en beaucoup plus belle. Longeant du doigt le cadre élégant du miroir, l'elfe ne résiste pas :

"Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle."

"Ma reine, de toutes les elfes, tu es la plus belle", répond le miroir, "mais aussi la plus vaniteuse."

"Lusignan !" Elle s'est indignée.

Quel mufle ! On trouve partout des miroirs menteurs, mais celui-ci, il a dû le faire faire exprès pour elle, elle est prête à le jurer.

"Lusignan !"

L'ogre n'a pas bougé. Son corps massif est toujours affalé sur le lit de rouvre à côté d'elle. Les yeux de l'elfe s'attardent sur son torse noir et son poil luisant, perlé de sueur : comme elle, il prend la pose, même endormi.

De ses doigts, elle fait naître une vipère de feu, reptile ardent aux crocs venimeux. Lentement, la bête glisse sur les draps qu'elle brûle sur son passage.

"Lusssignan !" La voix de l'elfe siffle comme celle du serpent.

L'ogre n'a pas bougé. Apparemment pas. Dans sa main pourtant, est apparu son long fendoir ensanglanté dont la pointe touche la gorge délicate de l'elfe.

Les yeux encore fermés, il susurre à la belle :

"Allons, Mélusine. Tu sais que je t'aime assez pour te trancher la gorge. Ne me tente pas !"

La vipère hésite. Elle voudrait le mordre, mais l'elfe craint pour sa vie. Qui mourra le premier cette fois ?

Les deux amants jouent à ce jeu mortel depuis si longtemps qu'ils ont fini par prendre plaisir à cet instant parfait où tout bascule et où la mort saisit leur corps.

La vipère se recule, presque résignée, puis mord en un éclair. Le fendoir a tranché et le sang coule sur les robes, invisible, rouge sur rouge. La vie a quitté les yeux de l'ogre et celle de l'elfe ne tient qu'à un fil. Mélusine a pourtant gagné. Pour cette fois…

D'un claquement de doigt, elle fait disparaître le sang qui la tache avant d'attraper son sac posé sur la coiffeuse. Elle en sort un philtre, fait sauter le cachet et vide le contenu d'un trait. D'un coup, elle se sent mieux. Ses blessures se sont refermées comme elle a bu le sortilège.

"À mon tour !" fait-elle en posant un dernier baiser sur les lèvres entrouvertes de son amant décédé.

Dans son sac, elle s'empare d'un poudrier, l'ouvre et commande d'une voix claire :

"L'Esplanade, tout de suite !"

Sur son ordre, l'espace se replie brusquement et notre elfe se trouve téléportée à destination. Elle sait que les sbires de Lusignan trouveront le Roi des Ogres et que, dans moins d'une heure, il sera sur pied. Autant prendre un maximum de distance… Ce n'est pas parce qu'elle est la Reine des Elfes qu'elle est à l'abri des ses brutes ogresques.

Pour l'heure, Mélusine sort de son sac la clef qu'elle a volée à son amant. Elle l'examine lentement comme pour en fixer l'image dans sa mémoire et en comprendre la forme complexe. À en croire Lusignan, cette minuscule clef ouvragée serait la clef de l'énigme, celle qui ouvrirait le mystérieux Pavillon de Chasse…

Mélusine hésite. Doit-elle prendre le risque de lui faire confiance ? Après tout, le Roi des Ogres n'est-il pas surnommé le Prince Menteur… Elle sait qu'elle n'aura qu'une seule chance pour ouvrir le pavillon et rien ne lui dit que cette clef est la bonne.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire