1 novembre 2015

Où nous mène le meneur ?

C'est en écoutant Olivier, Manuel, Romaric et Vivien parler du meneur de jeu que j'ai compris un truc. Vous me connaissez, je ne suis pas un mec qui théorise, je brasse davantage des évidences. Ce que je vais vous dire n'est pas tout neuf, mais je vais essayer de le mettre au clair.

Au commencement.  Quand j'ai commencé à jouer au jeu de rôle, au début des années 80, c'était encore un jeu de plateau avec des règles plutôt carrées. Le meneur de jeu était là pour dessiner les plans du donjon, truffer ça de monstres, de pièges, d'énigmes et de trésor. Une fois ça terminé, il n'avait qu'à nous raconter ce que nos persos voyaient. À nous d'agir en conséquence.

Aujourd'hui, les jeux vidéos font ça beaucoup mieux avec plein d'effets visuels, mais dans les années 80, ce n'était pas le cas. C'était le meneur de jeu qui faisait ça et il n'avait que ça à faire.

On peut encore jouer au jeu de rôle comme ça, certains le font toujours, mais c'est à cette époque qu'a eu lieu la première sécession.

La première sécession.  Bon, okie, je me la pète. Je pourrais parler de révolte, de chisme, ou tout simplement de rupture, mais j'aime bien le mot sécession. En tous cas, certains ont continué à jouer comme avant, d'autres ont commencé à jouer différemment.

Quand on joue des personnages, pas juste des pions, la tentation est grande de jouer comme de vrais personnes, de faire et de dire des trucs qui font vrai. Je ne sais pas qui est le premier rôliste à avoir fait acte de sécession, mais je pense que ça a dû arriver sur plusieurs tables et à plusieurs époques. À partir du moment où vous allez voir le forgeron du village pour lui acheter autre chose que ce qu'il y a sur la liste d'équipement ou pour tailler avec lui le bout de gras, le jeu de rôle s'est mis à dérailler. Pas le jeu lui-même, mais le meneur de jeu. Que faire ? Un joueur vient de faire une action non listée par les règles. On fait quoi dans ce cas-là ?

La solution la plus simple est d'ignorer le problème. On fait du jeu de rôle, on n'est pas là pour tailler le bout de gras avec le forgeron. Fais pas chier et retourne jouer avec les autres.

Dis comme ça, c'est un peu abrupt, mais, après tout, le joueur tente une action non listée par les règles. Il fait du hors-jeu. Pourquoi ne pas le rappeler à l'ordre ?

Parce que si cette solution est la plus simple, elle brise un truc. Elle laisse voir la mécanique du jeu. Legolas redevient un pion dans un jeu de plateau.

L'illusionnisme.  Du coup, au lieu de prendre la solution la plus simple, on choisit l'illusionnisme. Faire comme si. Après tout, si le perso veut acheter un foulard en soie, pourquoi ne pas lui en vendre un. Ce n'est pas dans la liste d'équipement, et alors ? De toute manière, il ne va rien en faire. C'est juste pour faire joli. Et s'il interroge le forgeron pour savoir qui garde le donjon, pourquoi ne pas lui donner des infos ?

Quand on se lance, comme ça, sans règles, il y a quelque chose de grisant. On donne tout de suite de la couleur à l'univers et on s'éloigne du jeu de plateau et du jeu vidéo. D'où la sensation de liberté. Passée la première partie, c'est grisant, mais très vite des problèmes surviennent. Le perso utilise le foulard de soie pour panser les blessures d'un compagnon ou décide de tendre une embuscade au monstre.

Le meneur est à nouveau obligé d'improviser, de se lancer, sans règles et sans filet. Et très vite, on est obligé d'être réactif, à l'affût, obligé de choisir une solution à un moment pour revenir dessus un moment plus tard.

La deuxième sécession.  Après la partie, on se pose, on met les idées au clair, puis vient l'inspiration : écrire de nouvelles règles pour régler chacun de ces nouveaux problèmes. Revenir au jeu de plateau, en somme, avec ses règles écrites.

C'est à ce moment-là que la deuxième sécession a dû se produire et elle n'a pas fini de diviser les rôlistes. D'un côté, on a vu fleurir des jeux de plus en plus détaillés, de véritables encyclopédies, où tous les cas de figures étaient envisagés : des règles sur le saut, en longueur, en hauteur, des règles sur la boisson, sur les drogues et les poisons…

De l'autre, on a vu des meneurs de jeu s'emparer d'une autorité nouvelle, décider de tout comme ils voulaient. Puisque je suis le meneur de jeu, c'est à moi de décider. Après tout, en tant que meneur de jeu, je suis aussi l'arbitre, c'est moi le garant de l'intégrité de la partie.

C'est de ce meneur de jeu-là que parlent Olivier, Manuel, Romaric et Vivien, le meneur de jeu tout-puissant et en même temps homme à tout faire. Celui dont on ne sait plus très bien quel est le rôle puisque ça change d'une table à l'autre. Tel meneur est très à cheval sur tel truc, tel autre sur tel autre truc. Il y en a qui veulent absolument de la musique, d'autres qui exigent des comptes rendus de parties, etc. sans qu'on sache bien où s'arrête leur rôle.

La troisième voie.  La troisième voie, celle qu'esquisse Manuel, ce n'est pas de fouiller dans une encyclopédie détaillée, ni de jouer les maîtres omniscients, c'est de laisser ce rôle aux autres joueurs.

À ce joueur qui veut savoir des trucs sur la cuisine elfique, il ne le renvoie pas p. 735 du livre des règles. Il n'improvise pas non plus quelque recette tordue. Non, il demande juste au joueur : "À ton avis ?"

Okie, je vous vois venir. Vous allez me dire, comme Romaric le laisse entendre, que cette voie mène au portnawak, aux délires des joueurs… Non, je ne crois pas. Si les joueurs voulaient "délirer", ils le feraient de toute façon. Leur intérêt est de rester en jeu s'ils ne veulent pas briser l'illusion narrative, cette fameuse suspension volontaire d'incrédulité.

Deuzio, Manuel est un meneur plus habile et plus fourbe, et il sait rebondir sur de telles questions par la fameuse technique des questions orientées. Au lieu d'un simple "À ton avis ?", vous aurez plutôt droit à un "Pourquoi t'en gardes un aussi mauvais souvenir ?"

C'est là que se referme le piège. Vous êtes renvoyé à votre personnage. Si vous ne voulez pas briser l'illusion narrative, vous êtes obligé de répondre en tant que personnage. Au passage, vous venez à la fois d'enrichir votre background et l'univers du jeu. Et, en même temps, vous avez délesté le meneur de jeu d'une partie de son rôle d'homme à tout faire.

Cette technique des questions orientées a un côté plaisant. Elle ébranle la toute puissance du meneur de jeu, mais elle donne pas mal de sel aux aventures.

Voilà. Ma modeste contribution ne vise pas à ébranler vos convictions. Moi-même, je n'ai encore jamais testé cette technique en tant que meneur de jeu, et je sais qu'elle déroute plus d'un joueur. Je voulais juste vous montrer une autre perspective, différente.

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