Y a deux choses que je déteste quand je me fais tuer. Ça fait mal et ça fout du sang partout. Et j'ai horreur d'avoir les poils pleins de sang.
Ça s'est passé comment cette fois ? Ah oui, ces gars sont entrés à L'Aube promise et ont commencé à flinguer tout le monde. Ils pouvaient pas choisir une autre imagerie, non ? C'est là où tous les patrouilleurs viennent prendre un verre après le travail. La moitié d'entre nous était encore en uniforme.
J'ai réagi aussitôt et protégé Colin, mais j'ai à peine tenu un instant. Une balle est venue m'exploser la cervelle.
T'imagines pas le mal de chien ! Et puis soudain plus rien. Enfin, plus rien, façon de parler. Plus de son, plus d'images, surtout. Le noir complet. Toutes nos excuses pour cette coupure momentanée
"Perte brutale de conscience", disent les spécialistes. Je t'en foutrais. Ton esprit lui, il continue à fonctionner à plein, ou plutôt à vide. Tu m'étonnes que les fantômes gambergent et soient tous à moitié cinglés. Deux jours à ce régime, tu tiens pas.
Bon, panique pas. Avec un peu de chance, les gars qui ont fait les marioles se sont fait dessouder et les patrouilleurs recollent les morceaux. Si ça se trouve dans un quart d'heure, une demi-heure, on va s'occuper de toi. Rester patient. Rester calme.
Ils pouvaient pas choisir une autre imagerie, non ?
"Là tu commences à gamberger ?"
Hein ? C'est quoi cette voix dans ma tête ?
"Pas dans ta tête, animal. Derrière toi. Ouvre les yeux et retourne-toi."
Hein ? Les morts sont pas sensés ouvrir les yeux ni se retourner, si ?
"Fais ce que te dis. Et arrête avec tes questions."
J'ouvre les yeux et me retourne. Il y a corbeau sur un arbre au milieu d'une plaine.
"Ta-dam."
Ta-dam ?
"Ben, déjà tu me vois. C'est un début."
Ben, oui, je te vois, mais c'est quoi ce délire ?
"Arrête avec tes questions, je te dis. C'est vraiment un truc à vous les deux-pattes. Parle normalement."
"Comme ça ?"
"Ouais, c'est mieux."
"Je suis pas mort ?"
"Si. Mais là, on a vraiment pas le temps alors j'ai dû accélérer."
"Accélérer quoi ?"
"Ta récupe, évidemment. Faudrait finir par vous habituer à la mort les deux-pattes."
"M'appelle pas deux-pattes, l'oiseau. Je suis un renard et je m'appelle Broussaille."
"Si tu veux
Bon. La mort, tu connais ? C'est pas ta première fois."
"Nan."
"Bon, le choc, faut t'en remettre un peu plus vite. La perte de conscience, c'est bon. Maintenant ton âme a pu prendre le relais."
"Hein ?"
"Ben, oui. Où tu crois que t'es ? Ta-dam. Au Royaume des Mooorrrts
Même si techniquement, y a pas de roi."
"La plaine, l'arbre et toi, c'est le Royaume des Morts ?"
"La Plaine des Trépassés. C'est ce que tu vois à ta mort. L'arbre, il existe que dans ton imagination. Ça devait être plus pratique."
"Hein ? Attends, tu veux dire que l'arbre existe pas."
"Oui et non."
"Arrête un peu. De quoi tu parles ?"
"T'es mort, je te rappelle. Techniquement t'as plus d'yeux ni de rien du tout. C'est pas avec tes yeux que tu vois, mais avec ton imagination
"
"Attends, tu veux dire que toi aussi t'es imaginaire ?"
"Oui
Non. Arrête tout de suite. Je suis pas ton ami imaginaire. Je suis un vrai corbeau. Moi aussi je suis mort."
"Si t'es mort, tu vois la même chose que moi."
"Non. Je suis un corbeau, et les corbeaux ont pas d'imagination. La Plaine des Trépassés, l'arbre, ton corps, c'est ta manière à toi de te dire que tout ça existe."
"Mon corps ? Mais je suis à poil !"
"Non. Tu te vois à poil. Parce que t'as une imagination limitée. C'est comme ça que tu te vois. Fais un effort d'imagination et tu te verras fringué."
"Ahhh !"
Le cri m'a échappé. J'ai à nouveau mes fringues, mais du sang plein les mains et des bouts de cervelle
"Classique. Soit tu te vois à poil, soit comme au moment de ta mort. T'as vraiment une imagination limitée !"
"Je voudrais t'y voir."
"Moi ? J'ai aucune imagination. Bon, maintenant que t'as fait ton numéro, on peut passer aux choses sérieuses ?"
"Les choses sérieuses ?"
"J'y viens. Si tu m'interrompais pas tout le temps
Regarde-moi dans les yeux."
Je regarde le corbeau.
"Plus près."
J'écarquille les yeux.
"Faut que je vois quoi ?"
"Ma gueule ? Tu la remets ?"
"Attends
"
Le corbeau se frotte les plumes pour tromper son impatience.
"Non, dis rien. Je vais trouver."
Sa tête me dit bien quelque chose. Il y a deux corbeaux à L'Aube promise, Hutin et Mutin, deux sacs à vin.
"Tu sais que je t'entends, même quand tu parles dans ta tête ? Oui, moi c'est Mutin", fait-il d'un air agacé. "Je suis mort parce qu'on a besoin de toi."
"Hein ?"
"Tu vas pas arrêter avec ça. C'est un truc de corbeau. On sait parler aux morts et voir l'avenir. On sait aussi mourir et ressusciter très vite. Pourquoi tu crois qu'on boit comme des trous ? Pour oublier tout ça."
"Attends, attends. Mourir et ressusciter très vite ?"
"Oui. Hop, on meurt, et hop, on ressuscite. Tu connais un autre moyen d'aller dans le Royaume des Morts et de revenir ?"
"Attends. T'es mort pour me ramener ?"
"Non. On a besoin de toi. Et t'emballes pas. J'ai pas dit j'ai besoin de toi, mais on a besoin de toi."
"Qui on ?"
"Ysengrin ? On a fait un marché avec lui."
"Ysengrin ?"
C'est le patron de L'Aube promise. Un vieux loup. Il a autrefois servi comme patrouilleur. C'est comme ça qu'il a perdu l'il gauche. Une bagarre à ce qu'on dit.
"Ouais, Hutin et moi, on est comme qui dirait liés à lui et on doit plus ou moins faire ce qu'il nous demande. Et il veut qu'on te ramène."
"Me ressusciter, tu veux dire."
"Non, c'est un loup, il sait pas faire, mais il dit que tu peux aider dans cet état. Alors arrête avec tes questions. Concentre-toi sur moi et me lâche pas des yeux."
Je le fixe intensément. Il déploie alors ses ailes et s'envole.
"T'es sûr que ça a marché ?"
Colin est tourné vers Ysengrin qui me fixe de son il unique.
Je m'étire. J'ai l'impression d'être cassé de partout.
"Pas fâché d'être à nouveau en vie. Par contre, si vous pouviez faire quelque chose pour le sang et les bouts de cervelle."
"Te fatigue pas", me dit le loup. "Personne peut te voir ou t'entendre. T'es toujours mort."
Colin hésite et regarde dans la même direction que le loup.
"Il est vraiment là ?"
"Ouais. Son fantôme, en tous cas."
Fantôme, c'est bien ma veine. Qu'est-ce qu'on veut que je foute dans cet état ?
Je suis toujours à L'Aube promise. On est coincé à sept dans une pièce minuscule, la réserve sans doute : il y a tout une enfilade de tonneaux de bière et des caisses remplis de bouteilles de squale. Au moins, on a de quoi tenir un siège.
À côté d'Ysengrin et de Colin, je vois deux patrouilleurs que je connais de vue. Ils sont bien amochés. L'un pisse le sang et l'autre à la gueule cramée. Hutin est là aussi avec Mutin. Il se lisse frénétiquement les plumes.
"Va me falloir une bière", fait le corbeau.
Ysengrin fait semblant de pas l'entendre.
"Écoute bien. C'est sans doute la première fois que t'arrives à ça. En général, faut des mois à un fantôme pour y arriver. Mais on a pas tout ce temps devant nous. On a réussi à se barricader ici. Dehors, c'est une vraie boucherie."
Colin avance doucement vers moi comme hypnotisé. Je me recule d'instinct. Ysengrin écarte mon collègue de la patte avant de continuer.
"Impossible d'appeler des renforts ou de se téléporter. Ils doivent brouiller les communications."
Le truc m'échappe.
"C'est quoi l'intérêt de ces gars ? de nous couper du monde ?"
"On en sait foutre rien, mais c'est pas le problème. Dans l'immédiat, il faut prévenir les renforts."
"Comment ?"
"On compte sur toi. T'es le seul à pouvoir traverser l'imagerie sans te faire repérer. Jonas a essayé en invisible et il s'en fait cramer la gueule."
"Qui te dit que j'aurais plus de chance ?"
"T'en connais beaucoup qui peuvent voir les morts ?"
Il a pas tort. De ce que j'en sais, y a que les ogres qui peuvent y arriver, et encore pas tous. Déjà, qu'Ysengrin arrive à les voir, c'est un truc que je m'explique pas.
"Ça se tente."
"Bon. On s'est barricadé. On peut tenir longtemps comme ça. Jusqu'à présent, ils nous empêche juste de sortir. Va direct à l'hôtel de ville. Sur place, perds pas de temps. T'es mort et personne peut te voir. Va à la section santé. Il a que certains moines ogres qui peuvent te voir
Vertèbre et Timon bossent toujours chez vous ?"
Je fais oui de la tête.
"Bon, je te souhaite bonne chance."
"Bonne chance", me fait Colin sans me voir.
Bonne chance, tu parles. C'est moi qui doit me taper tout le boulot. Je m'approche de la porte. De l'autre côté, on entend presque rien, tout est calme.
Je passe doucement la tête par la porte. C'est froid et baveux, comme si des escargots me passaient dessus. Beurk ! Dans l'imagerie, c'est vrai que c'est une boucherie. Tout le monde a été décapité ou cramé. Je compte les gars qui font partie de la bande. Cinq, huit, non dix. Tous des elfes. Tous sur leurs gardes. Enfin, pas tous. Deux moustachus sont en train de désaper les clients. C'est quoi leur plan ?
Je traverse complètement la porte pour aller me cacher dans l'ombre. Je sais, ils peuvent pas me voir, mais je me sens pas de me planter sous leur nez. Je préfère rester caché. Question d'habitude.
Ils désapent pas tous les clients. Juste les elfes en uniforme. Ça sent vraiment mauvais. Soit ces gars sont des fétichistes, soit ils ont besoin d'uniformes de patrouilleur pour autre chose. En tous cas, c'est pas des amateurs et ils sont pas là par hasard.
Je me glisse doucement jusqu'à la porte d'entrée en longeant les murs. Ouais, je sais. Je pourrais carrément traverser les murs, mais ça m'a suffit tout à l'heure.
Les gars sont étonnamment calmes. Ça a quelque chose de flippant. Ce sont tous des pros, ou presque. Le blond près de l'entrée et le brun au comptoir ont pas l'air super à l'aise. Ils parlent doucement, comme pour eux-mêmes.
Deux elfes sont devant la porte. Il va falloir que je leur passe à travers. J'ai pas plus envie de ça que de traverser le mur. C'est à ce moment-là que l'un d'eux se retourne, les yeux rivés sur moi. Je suis en plein dans son champ de vision. Immobile. Il m'a vu.
Il pose la main sur son flingue et le pointe sur moi.
"Arrête ça tout de suite ou je te descends !"
Euh, si je suis un fantôme, il peut me descendre ?
Fais pas le con, gagne du temps. Dit un truc. N'importe quoi.
"D'accord, j'arrête."
Eh ? mais c'est pas moi qui dit ça !
La voix vient de derrière moi. Le blond dans le coin. Celui qui parle tout seul.
M'a fait flipper ce con. J'ai le palpitant qui bat la chamade.
Calme-toi. T'es mort. Y a plus rien qui bat à l'intérieur.
Avance. Naturel. Personne n'a rien vu. Hop, pardon, évite le gars devant toi. Je suis pas sûr que ce soit bon de le traverser. Par contre, le deuxième a pris ses aises. Je vais me pencher un peu pour passer.
Là, oui. Outche ! Je frissonne. Le gars aussi. Je viens de lui effleurer le coude. Toujours cette sensation froide et baveuse.
Le mouvement brusque du gars n'a pas pu échappé aux autres.
"Doucement, on se détend", fait l'un des moustachus en train de dépoiler les cadavres.
Le gars à la porte se reprend. Le blond et le gars au flingue aussi.
C'est le moment d'y aller.
Dehors, la nuit est déjà bien avancée et les dernières boutiques sont en train de fermer. L'hôtel de ville est à deux pas. Je remonte la rue Morgue pour traverser la place aux Corbeaux. J'avance en évitant les passants. J'ai pas envie d'en traverser sans faire exprès.
Je passe par la rue aux Cerfs pour prendre l'entrée réservée aux patrouilleurs, à l'arrière du bâtiment. Les deux elfes de faction font pas davantage attention à moi que les autres. Je prends l'escalier central en évitant trois patrouilleurs et je file directement au deuxième sous-sol où se trouve la section santé. Je vais pour ouvrir la porte de la salle quand la poignée m'échappe. Je suis un fantôme, mais j'ai pas encore l'habitude.
Allez, juste une porte à traverser. Prends sur toi.
Je me jette à l'eau. À nouveau, cette sensation de se faire caresser par des escargots. Beurk !
"Vertèbre ? Timon ?"
Et merde ! Aucun des deux n'est là. Dans la salle, trois ogres, un gnome et deux elfes s'occupent des morts et des blessés.
Je gueule un coup.
"Ohé ! Quelqu'un m'entend ?"
Personne ne se retourne, c'est pas gagné. Comment je peux leur faire comprendre que je suis là ? Ils font comment les fantômes pour apparaître et pour déplacer les objets ?
Il suffit peut-être de se concentrer, de
Aaahhh !
"Brou ?"
Timon vient d'ouvrir la porte de la salle et m'a traversé le corps. Sa grosse main poilue me sort de la gorge.
Je gueule :
"Enlève ça tout de suite, c'est dégueu !"
L'ogre retire sa main d'un coup.
"J'ai horreur de ça !" fait-il en se massant la main. "Tu fais quoi, là, dans cet état ?"
Tous ceux qui étaient dans la salle nous regardent sans comprendre.
"Un fantôme", fait Timon pour les rassurer. "Je m'en occupe." Puis il s'adresse à nouveau à moi. "Alors ?"
"L'Aube promise. Une bande de gars ont foutus la merde là-bas. Ils ont coupé les communications avec l'extérieur. C'est Ysengrin qui m'envoie vous prévenir."
Timon a l'air surpris, mais il me fait confiance et à Ysengrin aussi. On est pas du genre à lui faire une blague pareille.
"Bon sang ! J'appelle le central !"
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